polit-revue#14

La semaine du 17 au 22 décembre se termine comme elle a commencé : par un « dégage » en bonne et due forme. Lundi, nous ne sommes pas encore le 21 décembre, mais la célébration de l’anniversaire de la révolution a déjà des airs d’apocalypse. Si à Sidi Bouzid, sorte de match allé d’une troïka qui pensait « jouer à domicile », l’actuel pouvoir a subi une humiliante déroute, le même pouvoir ne semble pas mécontent de l’issue de la « razzia de Djerba » samedi. Pourtant, la conquête de l’île aux dépens de Nidaa Tounes ne s’est pas faite sans y laisser quelques plumes : les vainqueurs de cet épisode ne sont pas forcément ceux qu’on croit. J’ai pu en juger sur place.

Les ligues de protection de la révolution ont contraint Nidaa Tounes à adopter un mode de fonctionnement quasi clandestin lors de ses déplacements en région. Mais si clandestinité rime généralement avec moyens dérisoires, à Nidaa, on y met la manière et les moyens.

Première surprise : les journalistes, invités pour couvrir l’inauguration d’un bureau régional du parti à Djerba, doivent changer de bus à la sortie de la capitale, en pleine autoroute. Officiellement, le staff chargé de la sécurité évoque un bus plus confortable.

Le symbole Djerba

Crédit image : Seif Soudani
Crédit image : Seif Soudani

Cela fait quelques semaines qu’un « buzz » est orchestré autour de cette ouverture d’un bureau régional sur l’île. Originaire de Djerba, le numéro 3 du parti, Ridha Belhaj, semble être l’artisan de cet « event ».

Une certaine dramatisation est même créée par Béji Caïd Essebsi en personne quelques jours auparavant. Interrogé au sujet d’un déplacement à haut risque, l’ex Premier ministre lancera un désormais célèbre « Ceux qui ont peur n’ont qu’à rester chez eux ! », avec le flegme qu’on connait au personnage. Finalement lui-même a préféré ne pas quitter sa chambre d’hôtel.

Quant au fait de rassembler un maximum de couverture médiatique, l’intention est claire : il s’agit de mettre la pression sur les autorités locales et les potentiels agresseurs, en prenant à témoin les journalistes. Au final, peu d’entre eux feront le déplacement.

L’île étant un fief yousséfiste, l’intérêt est double : une occasion de réhabiliter le bourguibiste Essebsi auprès de ceux qui ont la rancune tenace. La décimation et la torture des partisans de Salah Ben Youssef est par ailleurs une source inépuisable de diabolisation de l’octogénaire par les pro Ennahdha.

Mais dès 13h, samedi, ce sont les yousséfistes (prétendus ou avérés), parfois portraits de leur ancêtre à la main, qui sont en première ligne parmi la foule déterminée des quelques centaines de manifestants venus « expulser Essebsi ». Une menace visiblement pas prise au sérieux par les forces de l’ordre : une vingtaine d’agents tout au plus à l’ouverture agitée du meeting.

Commentant l’issue selon lui prévisible du meeting, Ameur Laârayedh, du bureau politique d’Ennahdha, dira que la main tendue présumée n’est qu’« une provocation envers les locaux».

Un scénario stéréotypé

Crédit image : Seif Soudani
Crédit image : Seif Soudani

Premier constat au contact des anti Nidaa : ils ne se connaissaient manifestement pas. Des djerbiens diront ne pas reconnaître « certaines têtes qui viennent d’autres régions du sud ». Ils réussissent malgré tout à déborder le cordon de police en moins d’une heure. Par deux fois, j’entends un sous-officier réclamer, frustré, « Des instructions ! Donnez-nous des instructions bordel ! ».

Le Casino, dont quelques manifestants diront, selon un cliché antisémite, que c’est le seul établissement à avoir accepté la réunion « parce que son propriétaire est juif“, se trouve rapidement en état de siège. Des slogans religieux et anti « résurrection du RCD » sont scandés par mégaphone.

A l’intérieur, Ahmed Néjib Chebbi, invité d’honneur, aura le temps de dire « toute son admiration pour Béji Caïd Essebsi » et d’annoncer son ralliement « sans conditions » à un futur front électoral.

Régulièrement, des infiltrés trouble-fêtes sont évacués sans ménagement par les vigiles du service d’ordre. L’ambiance est déjà celle d’une grande anxiété lorsque la salle, comble, est brusquement attaquée, d’abord par le balcon d’où fusent toutes sortes d’objets. Cela s’arrêtera là cependant : du matériel informatique détruit et quelques coups distribués, mais le meeting étant interrompu, les assaillants considèrent que leur objectif est atteint. L’audience est terrorisée.

Dehors, ils iront plus loin que l’intimidation, en pourchassant des hommes et femmes qui se protègent comme ils peuvent des crachats, des insultes et des coups, en trouvant refuge auprès de la discrète présence de l’armée, arrivée en renfort.

La violence politique revient donc de plus belle. Mais plusieurs questions restent en suspens : les cadres de Nidaa Tounes, qui n’ont pas attendu la fin de la séquestration pour dérouler une rhétorique victimaire, ont-ils péché par excès de confiance, ou ont-ils été tentés par un « let it happen on purpose » commode ? Nizar Ayed, l’avocat de Kamel Letaïef, passablement furieux, déplorait en tout cas que l’incident ne soit pas ébruité plus rapidement, s’agissant d’un « jour historique pour le pays », ajoutait-il non sans emphase.

Pour Aïda Klibi, attachée de presse du parti, le déferlement de violence aura pour conséquence immédiate un pic de nouvelles adhésions à Nidaa Tounes : « Comme à chaque fois que nous sommes agressés, je m’attends à crouler dès demain sous les demandes d’adhésion ». Noureddine Ben Ticha exige quant à lui une démission du ministre de l’Intérieur.

Les élites avaient vu venir…

Les universalistes ne croyaient pas si bien dire lorsque s’ouvrait mercredi à Tunis un séminaire régional sous le thème « Défendre et promouvoir les droits de l’Homme après les révolutions arabes : Défis et perspectives », à l’initiative de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme.

Les 19 et 20 décembre, des intervenants « high profile », de pays arabes et occidentaux, se sont évertué à mettre en garde contre les périls d’un genre nouveau que connaissent les droits humains, dont le droit de chaque citoyen à prendre part à la vie politique. A l’aune de la nouvelle donne révolutionnaire, la création d’une « société civile parallèle » peut se muer, selon Abdel Basset Ben Hassen, en une tentative de « gouvernance par le chaos ».

Seif Soudani